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Le Roi de Jaune Vêtu - Robert Chambers (1895)

Publié le par Mordhogor

MarFant0589Robert William Chambers est un nom qui vous est peut-être inconnu. Il s'agit d'un auteur new-yorkais né en 1865 et mort en 1933. Il fut célèbre en son temps pour ses nombreux romans-feuilletons et best-sellers (90 ouvrages, tout de même !), mais n'est connu de nos jours que par les amateurs de fantastique qui portent un véritable culte à son recueil de nouvelles, Le Roi de Jaune Vêtu, que je viens de lire pour la deuxième fois (je ne prononce pas le mot "seconde" car celui-ci voudrait dire qu'il n'y aurait pas de troisième fois, ce qui ne sera certainement pas le cas).

"Culte" est un mot trop hâtivement employé de nos jours, dans bien des domaines et sur tant de sujets qui ne le méritent pas, mais je pense que 115 ans après leur écriture, les nouvelles que nous donne à découvrir Chambers en sont dignes amplement. "Fascination" est le mot qui me vient le plus aisément à l'esprit pour décrire l'effet produit par la lecture de cet ouvrage. Et cependant - hélas, mille fois hélas ! -, je ne possède que l'édition honteusement tronquée de la collection Marabout/Fantastique, qui ne renferme que 5 des 10 nouvelles écrites par Chambers. Si quelqu'un possède l'édition Malpertuis, collection Absinthes, éthers, opiums (tout un programme !), qu'il me dise si ce volume contient l'intégralité des textes, par pitié !

Le Roi de Jaune Vêtu, mais de quoi s'agit-il au juste ? De la fantasy médiévale ? Pas du tout ! Ce recueil s'inscrit dans la droite ligne des oeuvres de décadents tels que Poe et Maeterlinck, ainsi que nombre d'auteurs français de cette époque dont la plume était imbibée tant d'encre que d'absinthe. Les critiques soulignèrent pour une part le talent de Chambers, tandis que d'autres, inquiets, montraient du doigt le caractère morbide et malsain de son oeuvre. Nous sommes à l'approche d'une fin de siècle, moment toujours propice à l'arrivée de sentiments pessimistes, et peut-être est-ce là le sentiment qui imprégnait l'auteur quand il imagina ces dix textes si précieusement uniques.

La force de l'ouvrage, outre l'excellence des récits, est d'avoir imposé à l'imaginaire populaire une icône du fantastique qui de nos jours encore brille d'un sombre et terrifiant éclat : celle de cette pièce maudite écrite en deux actes, le Roi de Jaune Vêtu. Autour de nouvelles aux caractères fort différents, nous retrouvons cet ouvrage interdit dont la lecture du second acte plonge ses lecteurs dans une folie brutale et irrémédiable. Les admirateurs de Lovecraft penseront à un Necronomicon avant l'heure, et l'on comprendra aisément que l'oeuvre de Chambers fut à bien des égards une source non négligeable des influences de l'écrivain de Providence au cours des dix dernières années de sa vie.

Il n'est pourtant point question d'horreur ou d'épouvante chez Chambers, mais plus précisément d'étrange et de malsain, comme si l'ouvrage lui-même contenait une part, même infime, du sentiment morbide qui s'empare des pauvres héros ayant parcouru l'histoire de Cassilda, Camilla et du Roi en Jaune. Rien, ou si peu, de cet ouvrage maudit n'est précisément décrit, et Chambers laisse habilement la place à l'imagination du lecteur, qui n'aura pour preuve de la folie latente imbibant Le Roi en Jaune que quelques sublimes passages de cette oeuvre fictive et décadente :

 

Camilla : Vous devriez vous démasquer, monsieur.
L'étranger : Vraiment ?
Cassilda : Mais bien sûr, il est temps. Nous avons tous abandonné notre déguisement, sauf vous.
L'étranger : Je ne porte pas de masque.
Camilla : (épouvantée, à Cassilda.) Pas de masque ? Pas de masque !

Les nouvelles qui m'ont le plus marqué - et je rappelle que je n'ai pas tout lu, à mon grand dam ! - sont Le Masque ainsi que Le Blanchisseur de Réputations. La première oeuvre est un sublime récit, très poétique, qui nous plonge dans l'univers d'artistes parisiens où l'amour (de l'art et des femmes) côtoie la mort en un fragile équilibre. La seconde nous entraîne dans un futur imaginaire, une inquiétante amérique des années 20, utopie triomphante et militariste, prête à sombrer dans la décadence des grands empires, envoutée par les promesses du Roi en Jaune. Le leitmotiv angoissant du Roi Maudit revient sans cesse au travers des textes, accompagné du mystérieux Signe Jaune que s'échangent les adeptes et de la pièce interdite qui se cache entre les cuirs patinés tapissant les bibliothèques des infortunés protagonistes de Chambers.

Il est à noter que si l'oeuvre de Chambers a survécu à tant de décennies, elle le doit en partie à l'écho qu'en fit Lovecraft, qui utilisa à son tour le mythe des Hyades, de Carcosa et d'Hastur, comme Chambers qui en son temps avait emprunté ces noms à Ambrose Bierce. Tels des météores étranges, ces noms traversent nos cieux et laissent une trainée diffuse, inquiétante, acquérant avec l'effort des disciples un étonnant parfum de vérité, comme ces légendes qui empruntent à d'autres légendes et finissent par nous poser la question suivante : et si quelque chose, au fond, de tout cela était vrai...

 

A noter également pour les inconditionnels de ce chef-d'oeuvre désireux de prolonger leur plaisir, je recommande vivement la lecture du recueil des défuntes Editions Oriflam, Le Cycle d'Hastur. Qu'ils s'attardent tout particulièrement sur la troublante nouvelle de Karl Edward Wagner, Le Fleuve des Songes Nocturnes.

 

Petit clin d'oeil pour terminer aux amateurs de jeux de rôle (Chaosium, l'Appel de Cthulhu et ses nombreuses suites), le Roi en Jaune vous a forcément dit quelque chose...

 

A lire absolument, dans le noir de préférence, un verre de liqueur forte à la main... Et ne prenez surtout pas garde à cette maigre main qui se posera sur votre épaule, le roi en guenilles vous aura remarqué et il sera de toute façon trop tard....

 

Stéphane DELURE

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