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Spectrale - ▲ (2017)

Publié le par Stéphane DELURE

 

Une oeuvre de Jeff Grimal ornant mon site avec son aimable autorisation, il était normal que je me penche sur la carrière du musicien, qui d'ailleurs - mon petit doigt me le dit - va bientôt faire parler de lui. Analysons l'homme, et avec lui son oeuvre, avec son premier projet solo, Spectrale.

Jeff Grimal est un artiste binaire. 
Binaire dans son approche de l'art, puisqu'il se décline autant sur le point musical que pictural. 
Binaire encore car musicalement il s'est révélé tant au sein de la scène black, avec entre autres The Great Old Ones, qu'auprès d'une scène nouvelle, minimaliste et expérimentale, avec son premier projet solo, Spectrale. 
Binaire également dans l'art graphique puisqu'il décline sa seconde passion  sous forme de peinture à l'huile ou de dessins travaillés au crayonné, puis à la palette graphique, d'une façon rappelant l'Art Nouveau du tchèque Alfons Mucha. 
Et l'on peut pousser cette étude binaire aussi loin que l'on veut, ne serait-ce qu'en regardant la magnifique pochette de ▲, avec ces nymphes jumelles dignes de Botticelli entourant tels des reflets un cosmonaute naissant au sein d'un univers en construction, le tout rappelant justement, mais inversé, La Naissance de Vénus, de Botticelli. Et en grattant encore un peu, en cherchant dans les titres de ce premier album, on trouve une référence à Magellan, non pas le navigateur - même si l'oeuvre invite au voyage, à la découverte -, mais aux nuages de Magellan, formés de... deux galaxies naines. Puis Monocerotis, logiquement séparé en deux parties, puisqu'il s'agit d'une étoile binaire, dont le cliché pris par le télescope spatial Hubble a tellement fasciné Jeff Grimal qu'il l'invita à entreprendre ce voyage dans l'espace, et à nous emmener avec lui en tant que passagers. En voici pour vous l'illustration. Fascinante, non ?


Pour la petite histoire, le projet Spectrale est né en 2014. Conglomérat de bulles iridescentes, de musique acoustique, aux rythmes hypnotiques, à l'attitude mystique, introspective, Spectrale est surtout un espace de liberté totale et d'expérimentation. Une démo sortit en 2014, toujours téléchargeable sur Bandcamp, relatant le travail déjà orienté vers l'espace de Jeff Grimal et de son comparse Jean Baptiste Poujol, aujourd'hui parti vers de nouveaux horizons.
Mais en 2017, tous les astres sont alignés, au nombre de 9, chiffre qui semble étroitement imbriqué dans l'oeuvre proposée : 9 comme le nombre de planètes de notre système solaire, 9 comme le nombre de mois qu'il faut à un enfant pour venir au monde, 9 comme le nombre de titres proposés. Hasard ? Je ne pense pas, car tout est pensé chez Spectrale, dans l'architecture du moins, car l'on sent à l'écoute qu'une véritable liberté a été laissée aux divers instruments, comme si tout cela était le fruit d'une transe, d'une profonde méditation, d'une improvisation guidée par quelque maître cosmique.
Aux deux guitares acoustiques vont s'adjoindre à la batterie Léo Isnard (The Great Old Ones), dans un style très éloigné de ce qu'il fait d'habitude, Raphaël Verguin au violoncelle, dont les doux accents mélancoliques vont ajouter un apport de premier plan, Krys Denhez (Område, Nerv) pour quelques rares mais marquantes vocalises.
Spectrale est avant tout un projet instrumental, hanté par les notes répétitives des guitares acoustiques, même s'il y a un brin de saturation, comme sur le fascinant Landing ou sur Magellan, la rareté de son intervention renforçant d'autant l'impact de ce son. On peut penser à du folk, mais guère plus que ne l'étaient certaines œuvres de Pink Floyd, si chères à Jeff. Impossible aussi de ne pas songer au fabuleux Kveldssanger, d'Ulver, le chant en moins. L'oeuvre de Jeff doit également beaucoup au mouvement minimaliste qui prit son essor dans les années 60 aux Etats-Unis, sublimée par les partitions de Philip Glass ou encore Steve Reich, imposant cette répétition de courts motifs évoluant progressivement. Ce style fut adapté à tous les genres et je retiens pour ma part le travail de John Carpenter, qui avec simplement quelques notes, marqua des générations de cinéphiles. Attention cependant, s'il y a bel et bien des influences, Spectrale propose une musique cent pour cent originale, nous entraînant loin, très loin dans l'infini de l'espace, ou peut-être loin, très loin, à l'intérieur de nous-mêmes. Le cosmonaute de la couverture semble tout juste sortir de sa position fœtale, émergeant de cette matrice que l'on devine, à la fois conque et utérus. Il flotte au sein de l'éther, spectateur d'un univers empli de couleurs et de formes inédites, et revient chargé d'une expérience qui fera de lui un homme nouveau lorsqu'il posera les pieds sur Terre à son retour. Fortement imprégnée d'images cinématographiques, l'oeuvre est plus proche d'un Kubrick que de Michael Bay, et c'est heureux pour nos oreilles curieuses et désireuses d'apaisement.
Faire un voyage dans l'espace, c'est avant tout s'éloigner de ses racines, et découvrir l'inconnu. On y amène ses souvenirs, on y voit, lorsque l’œil le peut encore, briller notre planète, et les sons qu'elle nous envoie comme un écho, un appel sur le quai. Il y a donc des influences latines ici ou là - un flamenco sur Andromède, une guitare ibérique sur Monocerotis Part 2 -, un chant teinté de polyphonies corses sur Attraction, un parfum léger d'orient à un autre endroit. Les surprises seront aussi de taille, mais comme le reste, jamais envahissantes au point de rompre l'harmonie générale, comme l'habile cassure en plein milieu du morceau Landing, à la plainte des guitares succédant cette innocente et nostalgique mélodie jouée au piano, semblant sortir tout droit d'un classique du cinéma français période Nouvelle Vague. Quelques bruitages électroniques rappelleront aussi à l'esprit en transe que la machine est là pour le guider, le protéger. 
Les cordes se feront plus lourdes sur le titre éponyme, ▲, le rythme plus rapide, et le violoncelle viendra se mêler aux guitares ainsi qu'à une batterie qui fera ici sa seule apparition, imposant avec ses percussions le climax de l'album, tous les autres instruments se sentant eux aussi attirés vers cette ultime étape. Le violoncelle ne serait-il pas ici devenu celui d'Erich Zann, le malheureux artiste allemand créé par Lovecraft et dont Jeff n'ignore probablement rien ? Et la musique des sphères, puisque Lovecrat nous y mène, n'est-elle pas pour les plus érudits d'entre vous une théorie pythagoricienne bien connue qui relativise les distances entre les planètes en intervalles musicaux (pour simplifier, hein !) ? L'harmonie est à la base de cette théorie, à la base de l'oeuvre de Spectrale et du rapport que l'artiste espère trouver entre l'homme et l'univers.
Retour sur Terre est l'ultime et plus long morceau de l'oeuvre, véritable expérience dépassant les huit minutes au cours desquelles une véritable cacophonie va s'installer, rompant avec le reste de l'oeuvre, mais y trouvant sa pleine justification : notes écrasées sur un piano, croassements de corbeaux, voix déformées, cassures dans l'harmonie. C'est l'accouchement, le symbole d'une nouvelle naissance peut-être, d'un retour vers un monde moins parfait aussi, auquel de la beauté pourra être ajoutée. Cela, seul Jeff le sait, compositeur de l'ensemble de l'oeuvre, excepté Landing, créé par Jean Baptiste Poujol.
Musique fascinante que celle proposée par Spectrale, qui intéressera ses auditeurs dès lors qu'ils y trouveront un élément faisant écho à leurs propres questions, qui toucheront leur moi profond. Cela peut sembler élitiste, mais  ▲ ne l'est absolument pas. Il s'agit plus humblement d'une musique puisée par l'artiste du plus profond de son être, qui parlera à certains, et laissera les autres de marbre. Beaucoup plus complexe qu'il n'y parait, ce premier album de Spectrale révélera à chacun des trésors différents au fil des écoutes, donnant à chacun le meilleur de qu'il pourra y puiser. Assurément un album à part dans le paysage musical français, et une franche réussite pour qui aime l'expérience.

Note : 09/10

 


 

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